MAURICE LIMAT

 

 

 

 

 

 

 

LA TERRE N’EST PAS RONDE

 

 

 

 

 

 

 

 

COLLECTION « ANTICIPATION »

 

 

 

 

 

 

ÉDITIONS FLEUVE NOIR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

 

 

TROIS, MOINS UN, ÉGALE DEUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

        

       Les mots semblaient flotter dans la pièce, comme des nuages d’argent.

       Vania glissait doucement dans son rêve éveillé. Étendue sur le sofa à l’ancienne mode, dans le décor discret du studio où tout était conditionné, elle s’abandonnait à la voix du bien-aimé.

       Patrice continuait à susurrer les paroles tendres, banales, un peu bêtes peut-être, mais si merveilleusement poétiques quand les femmes savent les recevoir au jardin secret.

       Vania caressait d’un doigt délicat, un peu nonchalant au fur et à mesure que l’enchantement l’enveloppait, le petit disque couleur d’émeraude.

       Nul besoin de saphir, d’aiguille, de pointe au laser pour faire jaillir les paroles. Ces enregistrements avaient atteint une telle perfection dans la sensibilité que le seul contact du doigt suffisait à les faire parler.

       Quelque part dans l’immensité galactique, Patrice pilotait son astronef.

       À une escale sur Bételgeuse XVII, il avait remis la lettre d’amour à la poste interstellaire. Le disque-lettre avait été transmis radioniquement, à vitesse hyperluminique, après mutation provisoire en photons accélérés.

       Sur Terre, à Paris-Central, les Postes et Télécommunications avaient reçu le courrier, qui se reconstituait en cabine spéciale.

       À l’hôtel Cosmostella, studio 119, le disque avait jailli, sur un plateau, spontanément, devant sa destinatrice.

       Maintenant, fumant une cigarette de ce faoz venu des mondes lointains, peut-être de ceux vers lesquels voguait Patrice, Vania se grisait de l’écouter.

       … Je t’aime, Vania… Je pense à toi dans l’éternel vide… je crois voir ton visage parmi les étoiles qui flambent comme des joyaux… Ta pensée ne me quitte pas…

       Elle sentait son cœur se serrer étrangement quand, faisant glisser son index sur la surface smaragdine, elle entendait encore :

      dans les périls inévitables de l’espace… c’est toi qui me soutiens… toi qui, près de moi, m’aides à braver les vents cosmiques… et si mon navire peut traverser impunément ces masses immenses, ces monstrueux organismes chaotiques que sont des mondes en gestation, c’est à toi, Vania, que tout un équipage, que les passagers aussi, doivent leur salut… Je pilote, tu me guides de ton amour…

       Sans doute, si Vania avait lu cela dans un roman, ou l’avait entendu en quelque émission de télé, elle eût haussé les épaules.

       Mais c’était Patrice qui parlait, pour elle et, caressant l’enregistrement, elle pouvait, à son gré, entendre et réentendre les propos enjôleurs.

      t’aime… péril… vents cosmiques… mondes en gestation… amour…

       Poème exquis qui l’emportait avec Patrice, dans les gouffres d’éternité qu’on a crus vides et silencieux depuis le début du monde, et que la conquête du ciel a révélés vivants, vibrant d’une vie mystérieuse et inconnue.

       Pourquoi faut-il que, brusquement, « quelque chose » se produise, la petite faille qui détruit l’harmonie ?

       Vania tressaille et manque laisser échapper le disque d’émeraude.

       Là-bas, sur l’étagère d’ondes fortes, support invisible qui permet aux objets d’être disposés à volonté, en quelque endroit que ce soit, suspendus dans le vide, elle voit, face à elle, la grande photo qui représente Patrice en trois quarts, vêtu en pilote cosmique, mais sans casque.

       Le gars lui sourit de toutes ses dents, avec sa mèche qui lui tombe dans les yeux (il ne l’a plus, il a fallu se faire couper les cheveux très courts pour le grand voyage).

       On dirait que Patrice a bougé, dans son cadre.

       Pourtant, ce n’est pas du reliefcolor, Vania n’en a pas voulu. C’est une photo à l’antique, en 2D, en plat et en noir.

       Les photos en 3D et en couleurs provoquent souvent des illusions d’optique. Il suffit de bouger un peu pour croire voir les sujets s’agiter ou se déplacer.

       Vania jette la cigarette dans le cendrier qui dévore aussitôt ce qui reste de faoz. Elle se frotte les yeux :

       – Je rêve… je crois le voir…

       Elle se rend compte, tout à coup, que cela se produit depuis un bon moment.

       Mais, grisée par la voix qu’elle fait jaillir du disque comme une symphonie née d’un instrument, Vania s’est laissée somnoler, heureuse… Les impressions lui parvenaient dans une sorte de brume agréable qu’elle se gardait bien de déchirer, et c’est ainsi qu’elle a perdu un peu de son self-control, qu’elle s’échappait de la réalité et ne réagissait pas, alors que la photo remuait.

       – Patrice…

       Cette fois, elle a parlé tout haut. Elle avance vers le support d’invisibilité.

       Le cadre, lui, est bien à sa place et, dans le studio climatisé de l’immense hôtel cosmique qui s’élève sur ce qui fut autrefois Montrouge, avec l’ancestral Parc Montsouris à ses pieds, rien d’insolite. Tout est confortable et bourgeois.

       Vania avance. Non, rien. La photo est une photo comme les autres.

       Non. C’est fou. Il y a quelque chose de changé.

       Patrice n’est plus en trois quarts, mais en buste.

       Comme s’il s’était rapproché de l’objectif.

       Mais non, c’est idiot, c’est insensé. Il ne peut pas se rapprocher, puisque ce n’est plus lui, mais seulement son fantôme, que la photo a été prise il y a plusieurs semaines, avant le grand départ.

       Vania demeure interdite.

       Mille questions se bousculent en elle : me suis-je trompée ? Cette photo ? Mais non… je la connais bien.

       Elle s’est modifiée. Patrice est plus près.

       Tremblante, elle avance son visage. Autre modification : Patrice ne sourit plus.

       Ses traits paraissent tirés. Son visage jeune et rieur est devenu creux et ses yeux expriment une indicible angoisse.

       Ses yeux… Ils semblent vivants. Ils scrutent Vania. Des yeux qui demandent, qui implorent, qui supplient…

       Patrice… Patrice… Quel monstre te menace ? Quel péril affronte donc ton navire, ce vaisseau de l’espace aux commandes duquel tu demeures, nul robot n’ayant jamais pu prendre la place de l’homme, l’homme fragile et susceptible d’erreurs, mais l’homme qui peut recommencer quand tout est perdu ou le semble, alors que la machine, quand elle s’arrête, ne repart jamais seule.

       Le cœur de Vania bat à grands coups. Affolée, elle court à la salle d’eau et, un instant, fait gicler le liquide glacé sur ses mains, sur son visage. Pour un peu, elle se jetterait sous la douche, pour calmer la fièvre qui vient.

       – Est-ce que je deviens folle ?

       Vania veut en avoir le cœur net. Un peu rafraîchie, elle revient au studio. D’abord, pour rompre le mauvais charme, elle met la télé en marche.

       Les chambres sont si merveilleusement climatisées, insonorisées, qu’on s’y trouve bien, très bien, trop bien. Et dans un silence absolu.

       Vania, qui aimait ce silence pour y insérer, comme un bijou rarissime, la seule voix de Patrice, veut un peu de bruit, un contact avec le monde.

       Une ravissante speakerine paraît, annonçant un défilé de majorettes. Cela est retransmis de Mercure, planète réputée inhabitable et où d’audacieux pionniers ont quand même fondé une colonie.

       Mais Vania ne s’attarde pas à contempler les pinup qui démontrent la salubrité, l’aisance de vie, de ce monde trop voisin du Soleil. Elle revient vers la photo.

       Cette fois, ce n’est pas une illusion. Patrice a bougé.

       D’un geste qui lui est familier, il a rejeté la tête en arrière, pour dégager ses yeux de la mèche qui le gêne.

       Et sa bouche s’agite. Il parle. Il parle et il agite les bras, comme pour mieux ponctuer son discours.

       Il parle. Mais c’est le silence à part. Vania n’entend que la musique de l’orchestre féminin, ce qui l’exaspère.

       Elle hurle, soudain :

       – Patrice ! Non… Non… Ce n’est pas possible.

       Elle a coupé l’émission. Plaquée au mur, elle ruisselle de sueur.

       Elle regarde, hallucinée, Patrice qui, maintenant, continue à s’agiter dans son cadre. Mais, visiblement, chaque mouvement lui coûte un effort. Il souffre, indubitablement. Son visage se crispe et Vania jurerait que d’invisibles liens, d’impalpables chaînes entravent ses mouvements, pourtant à l’habitude rapides et quelque peu violents.

       Ce qu’elle voit, c’est l’image d’un captif, d’un homme qui étouffe sous quelque chose d’effrayant, d’immense.

       Un prisonnier qui cherche à s’échapper de sa prison.

       Vania a reculé jusqu’au sofa. Elle y tombe, plutôt qu’elle ne s’y assied, saisit un verre sur son support qui n’apparaît pas, se verse un peu de whisky.

       Elle l’avale d’un trait, puis se prend la tête à deux mains.

       Lui, là-bas, semble tendre vers elle des bras désespérés.

       Vania est aux limites de l’évanouissement. Sa main retombe et effleure le disque qui est demeuré là.

       Au contact, la voix de Patrice chuchote :

      braver… vents cosmiques… salut… guides… amour…

       Stimulée soudain, elle reprend enfin conscience. Oui, il a raison. C’est à elle de l’aider, de venir à son secours. Elle, qu’il appelle à des milliards de lieues, au-delà des années de lumière où il s’est aventuré comme c’est son devoir.

       Patrice se tord les bras, et chaque poignet semble supporter une tonne, tant le geste de désespoir est pénible à voir.

       Comme une folle, elle sort du studio. Elle appellera n’importe qui, elle veut de l’aide. Non pas par l’interphone, mais elle veut, tout de suite, voir quelqu’un, un être vivant, un humain, pas une voix de radio, un enregistrement ni même le débit impersonnel du préposé de l’hôtel qui va lui répondre.

       Dans le couloir, elle court, jetant autour d’elle des regards égarés.

       Personne. Elle tourne un couloir, veut bondir dans l’ascenseur, heurte quelque chose, sent une forme molle et tiède, s’empêtre dans elle ne sait quoi, tombe sur une moquette aussi bien conditionnée, par bonheur, que tout ce qui constitue le Cosmostella, et perd à demi connaissance.

       Un contact tiède, un peu humide, sur son nez, lui rend ses sens.

       Un faciès, non, un mufle, très laid, tout près d’elle. Une bête qui lui lèche le nez.

       – Au secours…

       Tout de suite, une voix virile, timbrée mais très douce, prononce :

       – N’ayez pas peur, Mademoiselle… Râx n’est pas méchant. Il vous a fait tomber par inadvertance, et il vous présente ses excuses à sa façon.

       Vania regarda la bête et tout de suite constata que, dans la face de gros bouledogue brillent deux yeux topaze, chauds et transparents à la fois, exprimant cette tendresse un peu humble des grands chiens qui paraissent toujours demander pardon à leur puissance.

       – Râx… Sois gentil.

       Râx se dresse et, stupéfaite, Vania voit l’animal étendre ses membres antérieurs, comme deux ailes membraneuses évoquant quelque formidable vampire.

       Et il retombe à ses pieds, se mettant à ronronner comme un chat.

       – C’est un pstôr, Mademoiselle. Je l’ai ramené de la planète Dzô. Puis-je, maintenant, vous être utile ?

       Il est galant, cet homme aux prunelles vertes comme le disque qui apporte la voix de Patrice, cet athlète blond, d’allure élégante, aux nobles traits.

       Comment ne le serait-il pas, lui, homme, devant la blondeur différente de Vania, aux torsades fauves, au teint bronzé d’or, et dont une robe légère découvre épaules et buste aux rondeurs de fruits ?

       Alors, haletante, elle parle, parle. Elle dit tout, priant qu’on l’excusât si elle a perdu la raison.

       Ce monsieur si complaisant écoute, sourcils froncés, flattant machinalement de la main le monstre ailé qui tourne contre ses jambes.

       – Allons voir cela, Mademoiselle…

       Vania est un peu rassurée. Cet homme est fort, autant moralement que physiquement, c’est certain. Un homme de l’espace, sans doute, ne vient-il pas de parler de l’origine de Râx ?

      Ils pénétrèrent, ensemble, dans le studio. Vania tremble, épouvantée de ce qu’elle va encore découvrir.

       À moins que, vraiment, ce ne soit qu’un phantasme, et qu’elle ait dérangé l’inconnu pour rien.

       Tous deux font face à la photo. Et l’homme, visiblement, est frappé. 

       Vania n’en peut plus, elle se laisse encore tomber sur le divan. Râx, sans façon, saute près d’elle, effleure de la patte le disque d’émeraude.

       – Péril… amour, chantonne le pilote de l’astronef.

       Lui, dans son cadre, s’agite toujours. Il fait des gestes. Il montre ses doigts et, toujours peinant, comme suant d’angoisse et d’impossibilité, il s’astreint à faire des signes.

       Un instant, Vania et son cavalier servant observent l’invraisemblable.

       Patrice montre trois doigts levés, puis un seul, l’index, cette fois de façon transversale. Puis un doigt levé. Puis…

       Vania, à bout de nerfs, éclate en sanglots, et Râx en profite pour recommencer à lui lécher le visage en matière de consolation.

       Elle gémit :

       – Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mais qu’est-ce que cela veut dire ?

       Patrice recommence. Trois doigts levés. Un doigt transversal, un doigt levé, deux doigts transversaux et enfin deux doigts levés.

       Paisible, nette, la voix de l’homme aux yeux verts détache :

       – Ce que cela veut dire ? Je ne le sais pas encore. Mais le message est précis, Mademoiselle. Trois moins un, égale deux.

      

        

        

        

CHAPITRE II

 

        

       – Mon cher Muscat, dit Bruno Coqdor, je sais bien que nous n’avons plus aucune preuve de ce que nous avançons… Toutefois, Mademoiselle et moi pensons ne pas avoir été victimes d’hallucinations. Ce tableau s’agitait réellement. Et cet étrange message — trois moins un, égale deux — nous a été incontestablement transmis, visuellement, par un homme — pardon, par la photographie d’un homme — qui navigue actuellement au-delà de Bételgeuse, et qui semblait en proie à une angoisse et à une gêne profondes.

       L’inspecteur Muscat arpentait le petit studio.

       De temps à autre, il jetait un regard à la photo de Patrice, laquelle avait réintégré bien sagement sa position initiale. On ne voyait plus que le reflet d’un garçon jeune et sportif d’allure, avec une mèche de cheveux tombant dans les yeux.

       Silencieuse, Vania, qui se dominait, les yeux encore rouges d’avoir pleuré, prit la bouteille de Gilbey’s-2062 et voulut remplir les verres.

       Bruno Coqdor fit non, du geste. Il achevait de savourer le fond de son gobelet.

       – Notre ami le chevalier Coqdor, dit Robin Muscat, déguste en connaisseur, mais avec mesure… Il surveille jalousement ses facultés… exceptionnelles.

       – Taisez-vous donc, bavard, dit Coqdor en riant, et dites-nous plutôt ce que vous pensez de l’aventure… Une chance que vous ayez été à Paris… et même sur la Terre…

       – Vingt-quatre heures encore, et je partais pour Mercure… L’Interpol-Interplan établit ses services sur la colonie nouvelle… Pour en revenir à ce que vous me demandez, Coqdor, je vous dirai que je ne vois qu’une photo, absolument ordinaire, normale. Mais je suis absolument certain de ce que vous me racontez tous les deux.

       Il accepta, avec un sourire, le second whisky offert par Vania. Râx, qui le connaissait de longue date, vint quêter une caresse ([1]).

       – Oui… tout beau, Râx, tout beau…         

       – Laisse réfléchir le grand policier du Cosmos, dit Coqdor toujours un peu moqueur, et qui adorait taquiner son vieux copain.

       – Râx a un avantage sur vous, il ne parle pas, monstre aux yeux verts, sondeur de cerveaux, cartomancien des étoiles…

       – Je proteste, je ne tire pas les cartes…

       – Mais vous voyez à distance… Eh bien, au travail, mon ami.

       – Si la photo remuait encore, dit sérieusement Coqdor, je pourrais essayer de comprendre psychiquement… Mais, en ce moment, ce cliché ne me transmet que les radiations normales — et statiques — d’un homme photographié…

       Râx, souvent attiré par le beau sexe, posait sa tête énorme sur les genoux de Vania.

       – Quel étrange animal, dit-elle : plus qu’un chien, pas tout à fait une chauve-souris… Et il est doux et caressant.

       – Mais il étrangle un homme d’un coup de dent et il attaque en plein vol… N’ayez crainte, Mademoiselle. Il a un instinct sûr et sait reconnaître ses amis.

       – Instinctif comme son maître, ricana Muscat.

       – Dites donc, vieux frère, les policiers, ça doit avoir du flair, comme les toutous, eussent-ils les ailes fantastiques de mon Râx…

       Robin Muscat marcha vers l’interphone :

       – Vous permettez, Mademoiselle ? Vania fit un signe d’acquiescement.

       – La compagnie qui a affrété l’astronef ?…

       – Pan-Galax. Le navire s’appelle Sigma. En trente secondes, Muscat obtint le siège de la Pan-Galax.

       – Inspecteur Muscat. Interplan. Un renseignement : Pouvez-vous me donner la position actuelle de votre space-cargo Sigma. Commandant ?…

       – Yan-Ti, de la flotte sino-africaine.

       – Commandant Yan-Ti. Le pilote s’appelle Patrice Romin, il est… quoi ? 

       Vania sentit son cœur s’arrêter, devinant que, dans l’écouteur, on venait de prononcer des paroles particulièrement graves.

       Coqdor, lui, pressentait le péril.

       – Bon. Bien… je vous remercie. Veuillez tenir l’Interplan au courant au fur et à mesure des renseignements que vous recevrez.

       Il raccrocha, se mordit les lèvres :

       – S’il en arrive, murmura-t-il.

       Mais Vania avait entendu. Elle se précipita vers lui :

       – Inspecteur, je vous en prie. Parlez. Il est arrivé un malheur à Patrice, la vérité, je vous en conjure.

       Doucement, Muscat prononça :

       – Pas précisément, Mademoiselle… Du moins… en ce qui concerne personnellement Mr Robin, votre fiancé. Mais je vous dois de parler. Le Sigma, qui était encore en relations avec Bételgeuse XVII, sa dernière escale, et qui fonçait — approximativement — vers les plages galactiques situées au-delà de la constellation de la Licorne, a cessé brusquement d’émettre.

       Vania chancela, mais fit effort pour ne pas tomber.

       – Voyons, dit vivement Coqdor, rien d’extraordinaire à cela. Pour une raison ou une autre, le commandant Yan-Ti a effectué une plongée subspatiale… cela arrive fréquemment et ce n’est sûrement pas la première fois depuis le départ du Sigma

       – Non, dit sourdement Muscat. Un phénomène curieux s’est produit et on vient de me le relater brièvement. Bételgeuse XVII suivait le Sigma à la sidérotélé, très nettement, bien qu’il fût déjà à plusieurs années de lumière. L’image s’est effacée, mais après une modification rapide, les lignes apparentes se sont brouillées, comme si le navire tout entier subissait une sorte de… de fonte… d’amollissement de la carène… oui, c’est le mot qu’on a utilisé. Et les observateurs l’ont revu ensuite, très net. Mais à ce moment, le Sigma n’apparaissait plus en relief, seulement en plat sur l’écran ; il n’y avait qu’une image, non plus une vision en 3D.

       – Et puis ? demanda Coqdor.

       – Et puis… rien… l’effacement pur et simple…

       – Avec rupture, naturellement, de la transmission du son ?

       Muscat approuva de la tête. Vania hurla :

       – Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Qu’est-ce que… Une idée sembla la traverser :

       – Chevalier, Inspecteur… dites-moi… ne me laissez pas dans une pareille terreur. Est-ce que… cela a un rapport avec le fait que la photo de Patrice a remué dans le cadre ?… comme s’il voulait…

       Un sanglot l’étouffa, mais la courageuse fille se domina encore :

       – Comme s’il voulait m’alerter… me dire… Je n’ai jamais voyagé dans l’espace, sauf quand je suis venue de Vénus. Je suis une créole de là-bas. Et, ici, il y a peu de dangers. Mais je sais. Au cours des grands voyages, il se passe des choses folles… des choses que l’esprit — du moins l’esprit des humanoïdes que nous sommes — ne peut imaginer… Et ce qui arrive au Sigma

       Elle se précipita vers la photo de Patrice, l’arracha au support invisible :

       – Mon amour, si tu peux m’entendre, me voir, recommence, parle-moi, nous te comprendrons, nous saurons, nous irons à ton secours. Il faut sauver le Sigma

       Rien ne se produisit. Découragée, elle remit la photo en place.

       – Mademoiselle, dit Coqdor, tout sera mis en œuvre…

       Les deux hommes revinrent vers la jeune fille, tentèrent de lui parler doucement.

       Elle les remerciait, souriant faiblement. Mais elle les écarta soudain.

       – Regardez Râx…

       Le pstôr semblait tomber en arrêt. Il émit un curieux sifflement et courut vers la photo.

       Patrice y avait changé de position. Maintenant, on ne voyait presque que son visage, comme un plan américain dans un film. Et son faciès tourmenté semblait plonger à travers un miroir vers les trois personnages.

       Vania tendit les bras et, à bout de nerfs, s’évanouit.

       Coqdor, de ses mains bénéfiques, effleura son front et, petit à petit, Vania se détendit, revint à elle plus calme, lénifiée.

       Muscat grinçait :

       – Je vois ses lèvres remuer… et je crois lire encore… trois moins un, égale deux…

      

        

        

        

CHAPITRE III

 

        

       Higg Lévy-Dubois était épanoui. Installé dans la grande salle de projection de Tapht, le Hollywood de Mars, le grand producteur interplanétaire, entouré de son état-major, allait assister à la première projection privée de « Les Insensés de l’Espace », super-production historique, relatant l’incroyable aventure de Gagarine, Glenn et quelques autres, ces audacieux ancêtres qui avaient ouvert aux Terriens la voie des étoiles.

       Il y avait, auprès du patron, Jorge Lacomba, le metteur en scène, métis, comme Higg Lévy-Dubois, d’un Terrien et d’une Vénusienne. Les principaux techniciens, l’assistant Hôôkm, né sur Titan, le scénariste Jean Van K’o, originaire des colonies joviennes et, naturellement, la vedette de l’hyper-film, Magda Ool, singulier croisement d’une Martienne et d’un fils de laboratoire, un de ces Cyborgs étranges et inquiétants, mais dont l’union avait créé cette vamp dont la beauté un peu trouble bouleversait les planètes.

       Les autres acteurs étaient alignés derrière les cinq spectateurs de marque. Chacun connaissait partiellement le film, mais on allait enfin le voir en entier, en procédé Kinop (abréviation de Kinéramacolorscop).

       Un personnage s’avança :

       – Quand vous voudrez, Monsieur. Héritier, par son père, de la galanterie des Terriens, Higg Lévy-Dubois se tourna vers Magda Ool :

       – Voulez-vous que nous commencions, très chère ?

       Magda Ool ondula de son cou gracile, ce qui fit lancer des reflets à ses cheveux rose feu et à ses yeux qui évoquaient irrésistiblement les opales de la planète patrie :

       – Mais j’attends, très cher.

       Le patron fit un signe.

       Aussitôt, dans la petite salle privée de la « Paramars », dont Higg Lévy-Dubois était président directeur général, la lumière devint douce et mystérieuse. Des effluves singulièrement enchanteurs se répandirent et vinrent charmer les narines des assistants, tandis qu’ils étaient plongés dans un véritable bain sonore, une symphonie de haute fréquence, savamment distillée par des micros invisibles, achevant de les rendre euphoriques.

       Déjà, au-dessus d’une immense corbeille sculptée, ciselée, adornée des fleurs les plus rares des planètes du Martervénux et qui faisait office d’écran, le générique s’inscrivait en lettres émanant de cassolettes élégantes. Une fumée odorante montait et, par un jeu d’ondes, engendrait capricieusement les lettres composant le texte.

       Tout était fait, dans les salles de projection, pour disposer favorablement le spectateur et la « Paramars » donnait le maximum.

       On commença donc à projeter « Les Insensés de l’Espace ».

       C’était, déjà, un peu de la préhistoire. Toutefois, l’habileté de Jorge Lacomba et de Hôôkm et le manque absolu de scrupules de Jean Van K’o, en ce qui concernait l’exactitude historique, avaient mis l’aventure au goût du jour. Magda Ool, ainsi, jouait un personnage qui n’avait nullement paru au cours des premières incursions spatiales. Passagère clandestine d’une fusée initiale, elle séduisait les pionniers du ciel en trois dimensions, en relief, en couleurs et en parfums.

       Tout de même, Higg Lévy-Dubois souriait. Ce serait, pensait-il, une excellente affaire, des plus rentables, puisqu’on l’exporterait dans toutes les planètes connues (et il commençait à y en avoir quelques-unes, dans la Galaxie).

       Les techniciens étaient fiers d’eux. Magda Ool protesta bien un peu parce que, en gros plan, un de ses cheveux de flamme rose avait été insuffisamment « accroché » par un projecteur, mais Jorge Lacomba lui jura, par tous les bolides du Cosmos, qu’on allait rectifier cela.

       Satisfaite de savoir que le cheveu intempestif deviendrait fulgurant à satiété pour pimenter sa beauté cosmique, Magda, en vérité ravie, s’abandonna à l’euphorie générale. 

       Euphorie qui, hélas ! ne dura pas.

       Les personnages s’agitaient, au-dessus de la corbeille-écran maintenant perdue dans la pénombre. La perfection cinématographique montrait les êtres et les choses de telle façon que l’œil humain pouvait croire assister réellement au déroulement des faits, sans la moindre concession technique, tant le relief était atteint et la couleur fidèle.

       Une gêne existait cependant, depuis une minute ou deux.

       Jorge Lacomba s’agitait sur son fauteuil. Hôôkm reniflait. Magda Ool n’était pas à son aise, pas plus que les autres assistants.

       Quant au patron, l’ombre de la salle ne permettait pas de voir ses sourcils froncés, son regard soudain inquiet et menaçant à la fois, son faciès qui se congestionnait.

       Chacun redoutait sa réaction et plus d’une échine s’imbibait.

      Lacomba, mugit le grand chef de la « Paramars », vous vous foutez de moi, de me montrer un loupé pareil ?

       – Monsieur Lévy-Dubois, je vous assure.

       – Opérateur, cameramen, décorateurs, scénaristes : vous allez me rendre des comptes. Ou plutôt… non… vous aurez tous vos huit jours lumière.

       Le film continuait, avec l’invraisemblable chose.

       – C’est indigne, cria Magda. Qu’est-ce que c’est que cette fille ? ce mannequin plat… qui me masque… Oh ! mais ça ne se passera pas comme ça.

      Elle commença à piailler. Jean Van K’o, lui, tapait dans les mains. Elle le gifla. Les assistants se levaient. Jorge Lacomba se débattait entre le patron et son chef opérateur qui jurait qu’il n’y était pour rien.

       Il y avait de quoi.

       Depuis un moment, dans tous les plans, on voyait se déplacer plusieurs personnages lesquels, chacun était prêt à le jurer, n’avaient jamais été dans le champ des caméras.

       D’une morphologie proche de l’humain, vêtus de combinaisons ajustées de couleur neutre, ils allaient, venaient, semblaient pivoter par instants et disparaître, sous un angle particulier, pour reparaître aussitôt.

       Ils étaient toujours là. Tantôt ils passaient, sans vergogne, entre les décors et les personnages, tantôt ils se mettaient devant eux, bousculant l’équilibre de la scène, troublant le plan, déroutant l’intrigue.

       Mais surtout, ce qui était extraordinaire, c’est qu’ils semblaient totalement étrangers au film, voire au monde normal. C’étaient de véritables taches sur l’œuvre de Jorge Lacomba. Ils s’agitaient en tous sens et   ne reposaient jamais sur le sol vu dans le film. Ils se trouvaient dans tous les angles du circuit de projection, le dépassaient, y revenaient, traversaient et retraversaient, indifférents aux personnages en relief qui ne semblaient nullement — et pour cause — s’apercevoir de leur présence.

       De surcroît, ils n’étaient pas, eux, en relief. Parfaitement plats, ce n’étaient que des silhouettes découpées, mais certainement bien vivantes, qui formaient ainsi le parasitage le plus réussi de l’histoire du cinéma galactique.

       Dans la salle, c’était un beau chahut. Lévy-Dubois tapait avec fureur sur son fauteuil, injuriant le Cosmos entier. Magda hurlait plus fort et venait de donner une seconde gifle, cette fois à son partenaire Mario Skee, un beau Vénusien qui personnifiait John Glenn.

       Hôôkm et Jean Van K’o, dans l’ombre, boxaient, s’accusant mutuellement, tandis que Jorge Lacomba, au comble du désespoir, parlait de se précipiter dans le film même pour tenter, sans plus réfléchir, de mettre bon ordre à tout cela.

       Enfin, quelqu’un eut l’idée de demander la lumière dans la salle. On obtempéra et la projection y perdit beaucoup, mais n’en continua pas moins à se dérouler, affadie par la clarté.

       – Des explications… je veux des explications, vociférait Higg.

       Il n’en reçut aucune. Mais il obtint du nouveau. Du monde visuel de Kinop deux des étranges plats parurent sortir.

       À la stupéfaction générale, ils glissèrent littéralement le long de la corbeille écran et furent projetés (il n’y a pas d’autre mot) sur le mur même de la salle. Toujours apparemment vivants, mais n’étant que des silhouettes planes qui progressaient.

       Personne ne bougeait plus. Les spectateurs étaient figés en voyant cela.

       Magda était tellement ahurie qu’elle ne poussa aucun cri et ne gifla plus personne.

       Mais Higg Lévy-Dubois pensa à sa production sabotée, aux milliards de crédits investis et perdus et, plus audacieux que les autres, il se rua vers les deux intrus.

       – Qui êtes-vous ?… D’où sortez-vous ?… Qui vous a permis ?…

       Par la suite, les assistants assurèrent qu’ils avaient nettement vu les deux fantômes échanger un regard.

       Higg Lévy-Dubois les vit, lui, lever l’un la main droite et l’autre la gauche, face à face (si l’on peut dire de ces êtres sans profondeur).

       Et tous, Jorge Lacomba, Mario Skee, Magda Ool et les autres, virent.

       La massive silhouette de Higg Lévy-Dubois devint subitement floue. On eût dit qu’il n’apparaissait plus qu’à travers un miroir d’eau, tant il semblait trouble, avec des lignes tremblotantes, des couleurs glauques.

       Cela dura dix secondes.

       Puis le président-directeur général de la « Paramars » reparut, très net cette fois. Mais non plus semblable à un humain normal. En plat, comme les deux spectres qui l’encadraient, maintenant.

       – Patron… râla Hôôkm.

       – Patron, firent tous les autres, en chœur. L’homme en plat s’agitait et faisait des efforts (pour quoi ? pour retrouver son volume normal ?). Alors, les deux mystérieux personnages en silhouettes prirent, chacun par un bras, le pauvre Lévy-Dubois.

       Et ils l’entraînèrent.

       Il y avait maintenant trois fantômes se déplaçant le long du mur, absolument comme un de ces films du vieux temps qu’on retrouve dans les cinémathèques. Encore, sur ces vieilles bandes, aperçoit-on un minimum de relief apparent.

       Lacombe se précipita le premier, mais se cogna le nez au mur. Les images fuyaient sous ses mains, sans le moindre contact. Tous les autres l’imitèrent mais autant vouloir saisir les vues d’un film.

       Le trio, devant eux tous, impuissants, désolés, regagna l’intérieur du milieu Kinop, le déroulement des « Insensés de l’Espace », qui continuait malgré la lumière.

       Là, toujours ignorant les personnages du film qui le leur rendaient bien, d’autres êtres en plat, visiblement des deux sexes, attendaient le retour de leurs congénères.

       Ceux-ci ramenaient Higg Lévy-Dubois.

       Du moins ce qui en restait. Une image en plat, une silhouette découpée.

       Le malheureux se débattait, suait et soufflait sans doute, criait, c’était probable, mais on ne l’entendait pas.

       Il semblait horriblement malheureux, angoissé, désespéré. Et nul ne pouvait rien pour lui.

       Brusquement, ses ravisseurs le firent pivoter et pivotèrent, eux aussi.

       Il en fut ainsi des autres parasites des « Insensés de l’Espace ».

       Et ils disparurent tous pour ne plus revenir, le producteur y compris.

       Enfin, le projectionniste coupa. Le film s’arrêta dans la consternation et la terreur générales.

       Ainsi s’achevait la projection privée de la dernière grande production de la « Paramars ».

      

        

        

        

CHAPITRE IV

 

        

       Et cela continuait.

       Coqdor, maintenant, venait quotidiennement rendre visite à sa voisine du Cosmostella.

       On n’avait aucune nouvelle du Sigma, disparu de façon totale et incompréhensible dans les parages de Bételgeuse. Coqdor, chevalier de cette milice qui constituait l’Armée de la planète Terre, faisait son possible pour réconforter Vania.

       Râx, couché sur le tapis et enveloppé dans ses ailes membraneuses, dormait d’un œil.

       Savourant une cigarette de faoz, Coqdor et Vania devisaient des étranges événements qui désolaient, non seulement le Martervénux, mais semblait-il plusieurs planètes de diverses constellations.

       – Toujours rien, Mademoiselle Vania ? Patrice Romin n’a plus bougé, dans son cadre ?

       Vania soupira : 

          Non, hélas !… Je guette, jour et nuit… Parfois, je m’endors, je crois toujours qu’il va récidiver. Cette hantise me tire brusquement du sommeil. Je me précipite vers la photo… je crois toujours… Mais non… C’est le cliché… rien que le cliché original…

       Elle étouffa son émotion et Râx, comme s’il saisissait la profondeur de son chagrin, leva vers elle la tête en sifflant douloureusement.

       – … Tout ce qui me reste de Patrice, murmura la jeune fille en caressant la tête du pstôr. Courageuse, elle releva la tête :

       – D’autres nouvelles ?…

       – Si nous n’en avons pas du Sigma, si nulle part dans le Cosmos connu aucune photographie n’a été signalée se mettant à remuer comme celle de Patrice Romin, du moins les rapts par ces fantômes jaillis des écrans de télé ou de cinéma se sont encore reproduits.

       Vania écoutait avec la plus grande attention.

       – Sait-on quelque chose ?…

       – Rien. L’incompréhensible. Du moins a-t-on remarqué un détail d’une importance capitale comme vous allez en juger…

       Le chevalier Coqdor montra le petit écran du studio.

       – De tels appareils, jusqu’à nouvel avis, semblent inoffensifs, parce que l’image y montre les personnages à l’échelle réduite… Tous les forfaits de ces mystérieux ennemis du genre humanoïde agissent à partir de représentations photographiques grandeur nature, soit lorsqu’on projette un film, soit dans les grandes émissions de télé… Il semble donc indispensable à leur action que la projection reproduise l’échelle naturelle. Vania réfléchit :

       – Qu’est-ce que cela prouverait ?

       – Diverses hypothèses ont été avancées, dont la plus évidente est que nous avons affaire à des êtres bidimensionnels.

       – Comment cela peut-il exister ?

       – Certes, c’est inouï. Rien qu’une apparence, en somme, de la lumière plane…

       – Mais, par la nature même des photons, cela représente une troisième dimension. Les photons sont tangibles, ils ne sont pas des points et possèdent largeur, longueur, profondeur…

       – Oui, dit Coqdor. Mais peut-être le monde auquel nous nous heurtons est-il justement composé de ces points géométriques intangibles.

       – Il s’agirait donc d’un autre univers ?

       – Peut-être, ou d’une partie de notre Cosmos encore inconnue.

       Brièvement, Coqdor relata, pour Vania, trois des derniers incidents dramatiques dus aux fantômes jaillis des écrans.

       À peu près dans les mêmes conditions, cela s’était passé sur Ganymède, au cours d’une grande émission télévisée publique, montrant un match de rugby Mars-Ganymède.

       Parmi les images des joueurs, les êtres silhouettés avaient fait leur apparition. Jaillissant de l’écran, ils s’étaient audacieusement attaqués à des jeunes gens situés le long de la paroi. Selon les témoins, il n’y avait aucun doute sur le procédé du rapt. 

       Les victimes avaient paru d’abord se brouiller à la vue, devenir troubles, tremblotantes. Puis, spontanément, elles étaient, à leur tour, changées en images projetées ou apparemment telles.

       Entraînés alors par les fantômes ravisseurs, les malheureux s’étaient retrouvés dans la projection du match et, là, pivotant comme ceux qui les avaient capturés, ils disparaissaient totalement.

      Même fait dans un cinépanorama de Wolf 45, dans la constellation du Centaure. Six victimes, cette fois, femmes et enfants. La sidéroradio, après avoir, de divers points du monde connu, signalé des faits analogues, apprenait encore aux humanoïdes du Cosmos que, dans diverses planètes d’Éridan, plus de cinquante personnes assistant à des représentations cinématographiques avaient subi un sort semblable.

       Comme, depuis l’aventure du malheureux Higg Lévy-Dubois, on comptait dans l’univers quelque six cents victimes dont on ne trouvait plus aucune trace (sans compter l’équipage total du Sigma) la panique commençait à régner.

       Les pouvoirs interplanétaires de l’Interplan, qui avait des filiales partout, étaient sur les dents.

       On avait tenté de rassurer les gens en leur montrant que rien ne se produisait quand les images animées n’étaient pas grandeur nature.

       Si bien que les salles, un peu partout, se vidaient et chacun se contentait de regarder les films chez lui, devant les petits écrans.

       – C’est, dit Coqdor, la ruine de l’industrie cinématographique cosmique, et, naturellement, des grandes entreprises de télé publique, qui se multiplient au fur et à mesure que les procédés techniques s’améliorent…

       – Que de misères, dit Vania. Et nous ne comprenons rien à cela.

       Un instant, elle demeura absorbée dans ses pensées.

       Que devenait Patrice ?

       Lui aussi, elle en avait la conviction, et c’était l’avis de Coqdor et de Muscat, était tombé aux mains (si on pouvait s’exprimer ainsi) des fantômes mystérieux.

       Vania caressait, par instants, le disque d’émeraude et la voix du bien-aimé venait la réconforter.

       – Jamais plus je ne l’entendrai…

       – Courage, je vous en supplie, dit Coqdor. Écoutez-moi, je devais, cet après-midi, entrer en contact avec l’inspecteur Muscat, qui me tient au courant des tout derniers faits. Me permettez-vous de l’appeler d’ici ? Vous serez ainsi tout de suite au courant, s’il y a du nouveau…

       Vania acquiesça vivement.

       Un instant après, par le vidéo, ils virent en buste Robin Muscat, qui leur faisait un petit signe amical.

       – Bonjour, Mademoiselle Vania. Ah ! Coqdor, j’attendais votre appel avec impatience…

       – Quelque chose à signaler ?

       – Oui. Du formidable à mon avis. Cela a été noté au ciné de Wolf 45. Un reporter se trouvait par hasard dans la salle. Il avait son flash sur lui. Naturellement, première réaction, photographier les monstres en plein travail, ce qui n’avait encore jamais été fait. 

        Alors ?

       – Alors, panique de leur part. Quand il s’est avancé vers le mur où, déjà, il n’y avait plus que des fantômes (victimes comprises) les êtres bidimensionnels ont paru affolés et ont littéralement fui… tout au long de la paroi, bien entendu.

       – Intéressant… Alors ?

       – Alors, ça se gâte. Ce brave journaliste a voulu profiter de la situation. Il s’est précipité pour les rejoindre et photographier de près. Seulement, près du mur, c’est lui qui a été pris. Il a paru fondre comme les autres, et s’est retrouvé captif du monde en 2D.

       – Tonnerre des étoiles ! Et son appareil ?

       – Fondu… et devenu, lui aussi, une image fuyante… Le tout a été emporté vers l’écran… Disparition totale du reporter et des clichés qu’il avait déjà pris.

       – Dommage, mais je pense que cette terreur d’être photographié indique tout de même quelque chose d’important…

       Sur l’écran, ils virent que Muscat exultait :

       – Mais je le pense bien. Aussi l’Interplan a donné des ordres partout. Cinémas et Téléramas doivent être équipés de flashes et de caméras, en cas d’attaque. Il nous faut à tout prix des clichés de ces gars-là.

       – Seulement, objecta Coqdor, plus personne, semble-t-il, n’ose se risquer dans les projections publiques, sinon dans les bars où on se contente de petits écrans, réputés sans danger jusqu’à nouvel ordre…

       – Ouais. Alors, nous allons les provoquer. Écoutez-moi bien.

       Muscat exposa son plan.

       C’était simple. Il s’était mis en rapport avec la « Paramars », hautement intéressée à ce formidable mystère, puisque son président directeur général en avait été la première victime.

       On allait, à Tapht-City, organiser une nouvelle présentation des fameux « Insensés de l’Espace ». La salle serait bourrée, mais, par prudence, seuls quelques volontaires se tiendraient le long du mur, à portée des ravisseurs éventuels.

       Il va sans dire qu’une armée de photographes et de cameramen se tiendrait prête à toute éventualité, appareils braqués pour photographier et filmer les ennemis fantastiques.

       Coqdor demanda immédiatement à se rendre sur Mars pour participer à la séance. Vania, alors, avec un beau courage, sollicita la faveur d’y être admise également.

       Coqdor et Muscat durent demander pour elle une autorisation spéciale.

       Mais, comme elle était le témoin numéro un (l’histoire de la photo animée étant considérée comme importante) ce ne fut pas très difficile.

       L’astrobus les emmena tous les trois. Avec Râx, naturellement, qui ne quittait jamais son maître.

       On se retrouva dans la grande salle de Tapht. Un nombre important de personnalités politiques et militaires y voisinaient avec les représentants de l’Interplan.

       Les techniciens de la presse et du cinéma, nerveux, tendus, étaient là, tous le doigt sur le déclencheur.

       On y vit même Magda Ool et Mario Skee. Les vedettes du film venaient soit par courageuse sympathie, soit pour soigner leur publicité.

       En attendant de filmer les monstres en 2D, on les filma, eux, pour la télé mondiale et ils en oublièrent provisoirement le danger qui menaçait.

       Muscat expliquait au souverain de Ganymède, qui, depuis que sa petite planète avait été attaquée, estimait de son devoir d’être au premier rang, le sens du message muet de Patrice Romin :

       – Trois moins un, égale deux… Le pilote du Sigma, captif, mais tentant de réagir, par le monde mystérieux qui semble se superposer au nôtre, nous montrait, sinon la solution, du moins le chemin pour la trouver. Trois dimensions moins une égalent bien deux dimensions. Et nos ennemis ont ceci de particulier de n’être qu’en 2D, alors que l’univers entier — connu — en possède rigoureusement trois.

       Là-dessus, le préfet de Syrtis Major proposa qu’on commençât.

       Rien ne prouvait d’ailleurs que l’ennemi allait attaquer. Mais il fallait bien risquer quelque chose.

       Dix policiers volontaires, dont Muscat lui-même, demeuraient tout près des murs de la salle.

       Le film se déroulait déjà. Dans l’atrium, l’angoisse régnait et on se souciait peu du générique, des épisodes du film, cependant attrayant.

       Vania grelottait. Coqdor, près d’elle, lui souriait dans l’ombre.

       Les caméras et les flashes étaient braqués.

       Une heure passa. L’ambiance devenait de plus en plus nerveuse. On redoutait et on souhaitait une incursion de l’ennemi.

       Magda Ool, plus séduisante que jamais, apparaissait, ondulante, jouant de ses yeux d’opale et de ses cheveux de feu, quand un frisson passa à travers la salle.

       Cinq silhouettes grandeur nature, montrant des humanoïdes qui paraissaient découpés, entrèrent dans le champ.

       Ils ne firent que traverser, se dirigèrent vers la gauche.

       Ils sortirent de la corbeille écran, glissèrent le long du mur.

       Muscat jeta un coup de sifflet. Lui et ses hommes s’écartèrent vivement, en se jetant au sol.

       Les flashes éclataient, les caméras ronronnaient.

       Alors les cinq êtres mystérieux firent ce qu’ils n’avaient encore jamais fait.

       Ils glissèrent, cette fois sur le plancher, où leurs silhouettes légèrement lumineuses rejoignirent ceux qui s’y étaient aplatis.

       Deux policiers devinrent troubles, leurs formes tremblèrent et ils reparurent, plaqués, en 2D, au sol.

       D’autres monstres apparaissaient sur l’écran, en sortaient et, sans demeurer sur les murs, avançaient à leur tour au sol.

       Ce fut une panique sans nom.

       Le souverain essayait de dominer, criant qu’il fallait faire face.

       Le préfet s’affolait, trébuchait, parmi tous les autres, dans les rangées de fauteuils. Les photographes jetaient leurs appareils et les cameramen abandonnaient le matériel.

       Trois d’entre eux, plus courageux, voulurent photographier ou filmer jusqu’au bout.

       À leur tour, ils furent victimes de l’incompréhensible phénomène et, matériel compris, ne furent plus que des images se débattant sur le sol.

       Coqdor fuyait, emportant Vania évanouie, suivi de Râx.

       Toutes les caméras encore sur pied fondaient comme les humains, devenaient images.

       Mais un ronronnement caractéristique se poursuivait.

       Trois grandes boîtes descendaient du plafond. C’étaient des caméras automatiques qui enregistraient la scène.

       Cette fois, les êtres en 2D parurent s’en apercevoir, car ils reculèrent, voulant sans doute à tout prix éviter ce genre d’attaque.

       D’autre part, ils avaient fort à faire car, malgré leur nombre, ils devaient lutter pour maîtriser les humains qu’ils avaient attirés dans leur univers et qui semblaient y continuer à résister.

       Des ordres contradictoires étaient hurlés. Muscat, qui avait échappé au rapt, voulait rétablir l’ordre.

       Trois êtres glissèrent vers le plafond et réussirent à se rendre maîtres des caméras automatiques.

       Les trois appareils fondirent et furent emportés dans l’incroyable univers.

       Puis, entraînant leurs victimes qui leur donnaient du fil à retordre, la horde effrayante regagna rapidement l’écran, s’y fondit et, tous, ravisseurs et victimes, s’y engloutirent sans laisser de trace.

       – C’est raté, râla le préfet.

       – Raté, gronda le roi.

       – Raté, vociféra Muscat.

       Mais un des reporters, qui avait échappé, montra un petit flash :

       – Non, messieurs, j’ai pris un cliché.

      

        

        

        

CHAPITRE V

 

        

       Le docteur Stewe éleva le cliché entre deux doigts :

       – Voyez, messieurs. Rien qu’une petite photo des plus simples. Elle montre, dans l’angle d’une salle de projection luxueuse, un être en plat qui semble luminescent, sur un mur.

       Coqdor et Muscat regardèrent et approuvèrent.

       – Rien d’extraordinaire.

       – Et rien qui puisse expliquer la terreur des monstres inconnus quant au fait de voir leur image captée par un appareil de photo.

       Le physicien, dans son laboratoire de Paris, où les deux vieux camarades étaient revenus, ramenant Vania avec eux, avait travaillé, depuis quelques jours, sur le seul document existant des créatures en 2D.

       Depuis le dernier drame, celui de Tapht, aucune nouvelle incursion des monstres mystérieux n’avait été signalée. 

       Avaient-ils eu peur ? S’étaient-ils retirés dans leur étrange univers pour une raison inconnue ? On ne savait.

       En tout cas, tous les cinémas et téléramas de la Galaxie pouvaient fermer leurs portes. Pas un humain n’en franchissait le seuil.

       – Avez-vous obtenu quelque chose, Stewe ? demanda Muscat, impatient.

       L’œil du physicien brilla derrière ses lunettes :

       – Oui, je vais vous offrir une jolie petite séance. Savez-vous ce que c’est qu’un fauve en cage ?

       Coqdor s’amusait de voir le bouillant Muscat enrager.

       Brusque, le policier jeta :

       – Au Zoo de Vincennes, il y a des tigres de Birmanie, des vrüülk de Vénus, des yys des planètes d’Orion, des…

       – Assez de cosmos-zoologie, Muscat. Vous avez bien, de temps en temps, observé ces animaux, privés de liberté ? Eh bien, vous allez voir quelque chose d’analogue.

       Le docteur Stewe fit signe à ses visiteurs de   prendre place sur de petits fauteuils métalliques.

       Il allait et venait à travers des appareils compliqués, d’autant peu compréhensibles au profane qu’il les faisait généralement fabriquer pour son compte personnel.

       Il fit pivoter un panneau noir et démasqua l’intérieur d’une vaste boîte, d’un mètre de côté environ.

       Des miroirs y étaient placés, dans divers azimuts. Et des tubes de néon magnétisé s’alignaient, épousant les bases ou les sommets desdits miroirs.

       – J’ai étudié cette photo et j’ai construit, hâtivement, ce que j’appellerai un labyrinthe de lumière, un dédale de photons. À seule fin d’y permettre l’évolution d’un sujet, photographié en exemplaire unique, mais qui, par le jeu des particules lumineuses, sera démultiplié, à l’infini, et cela dans un milieu spécialement conçu, qui est un véritable bain luminique.

       Le policier et le chevalier de la Terre écoutaient, très attentifs.

       – Dans mon labyrinthe, reprit Stewe, la lumière est souveraine. Elle constitue le potentiel énergétique (rappelant celui qui existe réellement à l’état naturel dans le Cosmos) qui sert de base à TOUT ce qui peut y exister. Ainsi, notre sujet n’étant plus limité par ses propres lignes, se trouve automatiquement projeté dans toutes les directions à la fois. Saisissez-vous, messieurs ?

       – Bien subtil, dit Robin Muscat. Le but de tout ceci ? L’empereur Napoléon disait qu’un croquis lui en disait plus qu’un long discours.

       Stewe ne se fâcha pas, tandis que Coqdor riait franchement.

       – Et Claude Bernard était pour l’expérience. Vous allez comprendre.

       Il plaça la pellicule unique sur un petit support, qu’un levier amena au centre de la boîte-labyrinthe.

       Stewe referma le panneau, pressa un commutateur.

       Le noir se fit dans le laboratoire. 

          Regardez, messieurs, vers ce voyant rectangulaire. La clarté intérieure du dédale photonique va être projetée sur l’écran que voici.

       Déclic. Un écran de métal blanc se déroula du plafond.

       Là, agrandi jusqu’à grandeur nature, vous reverrez notre sujet, mais dynamisé par le bain luminique.

       Devant les deux amis passionnés, mais ne comprenant pas encore, le physicien palpait les commandes complexes du bizarre appareil.

       On ne voyait, dans le labo, que le petit voyant, analogue à celui d’une cabine de projectionniste. L’écran recevait la lumière encore vague et demeurait neutre, dans un ton blafard.

       – Attention, je libère le flux de photons, dit Stewe.

       Aussitôt, sur l’écran, le sujet parut. Un homme ébauché en plat, une silhouette naturelle, d’un mètre soixante-quinze environ.

       Jamais les humanoïdes n’avaient pu examiner aussi loisiblement les êtres venant de ce monde que le pauvre Patrice Romin semblait bien avoir raison de signaler comme appartenant à la dimension binaire.

       Un homme, sans doute, il en avait l’apparence, mais seulement les contours et l’image d’un homme ! Tout en plat, dans une clarté bleuâtre qui n’était peut-être pas celle d’un vêtement, mais bien celle de son être même.

       On distinguait le visage et les membres, sommairement. Un peu comme une photo floue, à cela près que les contours extérieurs étaient eux, très précis.

       Mais, ce qui stupéfia Muscat et Coqdor, c’est que, au bout de trente secondes, l’image s’anima. L’individu extra-dimensionnel s’agitait, allait et venait, cherchait visiblement à sortir du cadre de l’écran, mais n’y parvenait nullement.

       – Il bouge. Il bouge…

       – Et il voudrait s’échapper, comme font ses congénères.

       – Oui, dit Stewe. Mais il ne le peut pas. Car vous ne voyez, en fait, que son reflet, son image. Son être, tout au moins ce que l’objectif a pu en saisir, demeure captif dans mon labyrinthe. Venez, approchez… et vous allez voir pourquoi nous parlions des tigres, des yys et des vrüülk

       Râx qui, bien entendu, était présent, sifflait avec fureur vers l’écran.

       Coqdor le fit taire et, sur l’invite de Stewe, avec Muscat, il s’approcha du voyant.

       Stewe regardait, mais il s’écarta et fit signe aux deux camarades de plonger vers le labyrinthe photonique.

       Coqdor et Muscat, alors, découvrirent, dans l’étroit espace, un pantin, un petit bonhomme minuscule, en plat, une silhouette miniature, mais qui paraissait vivante, un être de la dimension 2, diminué par la photographie, mais réanimé par le flux photonique illimité qui alimentait le dédale.

       Et la silhouette avançait et reculait, montait et descendait, fonçait vers les côtés et les angles, s’y heurtant, perdant sa vitalité dès qu’elle atteignait les parois qui endiguaient le bain luminique. 

          Il va, comme un fauve. Il est enfermé, prisonnier. Il vit, mais il est pris au piège de lumière. Seulement, messieurs, nous le tenons.

       Coqdor et Muscat, muets, se tournaient vers Stewe.

       Dans la pénombre, ils crurent voir sourire le savant :

       – Je vous le livre, messieurs, à vous de jouer.

       Il fallut encore plusieurs semaines de travail et d’études pour arriver à un résultat.

       Le monde savant, le monde policier, le monde tout court, se passionnaient. On se trouvait devant une formidable énigme. Tout de même, on respirait un peu. Plus rien ne s’était produit, ce qui laissait entendre qu’avant tout les êtres en 2D, doués de vie et d’intelligence, redoutaient de se faire photographier ou filmer, c’est-à-dire, selon l’expression du docteur Stewe, photoniquement capturer.

       Un témoignage extrêmement précieux était venu corroborer cette thèse.

       Il émanait de l’acteur Mario Skee, partenaire de Magda Ool dans « Les Insensés de l’Espace ».

       Mario Skee, au moment de la grande panique, avait remarqué qu’un des êtres mystérieux semblait s’évanouir spontanément sur la paroi, au lieu de regagner, comme tous les autres, l’écran pour y retrouver sans doute un univers plus convenable à ses évolutions.

       Robin Muscat avait fait convoquer Mario Skee sur la Terre.

       Arrivé à Paris et conduit au laboratoire de Stewe, on lui avait montré le petit être bidimensionnel toujours captif du labyrinthe photonique et qui, demeurant bien sagement statique sur sa pellicule quand l’appareil ne fonctionnait pas, redevenait vif, agile et incroyablement animé par l’idée de s’échapper dès qu’il était dynamisé par le flux luminique.

       Sans être absolument formel, l’acteur convenait que la créature qu’il avait vue s’effacer pouvait bien ressembler au prisonnier du dédale de lumière.

       – Dans ce cas, en avait conclu Robin Muscat, cela explique la phobie effroyable de nos ennemis quant aux objectifs et aux caméras. Enregistrés par une pellicule ou un film, ILS SONT PRISONNIERS car, n’étant peut-être que des points lumineux, ils sont TOTALEMENT saisis et fixés provisoirement (ou qui sait : à jamais) sur la plaque, la gélatine ou la bande.

       – Si bien, disait Coqdor, que ce petit bonhomme c’est, bien que réduit, non pas l’image de l’être en 2D, mais l’être lui-même.

       – Ah ! rêvait Robin Muscat, chez qui la déformation professionnelle reprenait le dessus, si on pouvait l’interroger.

       Coqdor, prodigieux télépathe et habile aux communications inter-cérébrales, avait bien essayé d’entrer en contact psychique avec le prisonnier du dédale. Vainement. Aucune onde-pensée ne parvenait ni ne filtrait.

       Ils avaient longuement cherché le moyen de joindre la créature dans ce que Coqdor appelait plaisamment l’aquarium photonique.

       – En somme, docteur Stewe, c’est comme si on vous amenait un organisme conservé par congélation. Vous le réchauffez, vous lui rendez la vie. Il doit donc bien y avoir un moyen de lui parler, ne fût-ce que par gestes !

       Muscat avait proposé quelque chose : placer, grâce à un montage, la photographie d’un être humain, prise par l’appareil même du reporter autour du précieux cliché, sur ledit cliché, aux côtés du monstre réduit.

       – Idée intéressante, avait dit le physicien. Mais un obstacle surgit : la photo ainsi obtenue ne sera jamais que celle d’un homme, c’est-à-dire d’un être tridimensionnel. Je vois où vous voulez en venir. Vous pensez que, plongée dans mon « aquarium », cette photo s’animera. Mais non, mon pauvre ami… Ce ne sera qu’une image, pas un être. Et même si vous aviez raison et si on pouvait capturer en le photographiant un de nos semblables, le dialogue à l’intérieur du labyrinthe demeurerait impossible puisque l’obstacle existerait encore : un être en 2D ne peut communiquer avec un être en 3D et…

       Soudain, le physicien réprima un haut-le-corps.

       – Qu’est-ce qui se passe ? S’étant déjà repris, Stewe déclara :

       – Je crois que j’ai trouvé, vous m’avez mis sur la voie…

       Coqdor et Muscat avaient bondi :

       – Parlez, parlez, Stewe…

       Stewe était ému, mais il se dominait :

       – Si, au lieu de placer en montage sur le cliché la photo d’un homme, donc tridimensionnel, on photographiait UNE DE SES PHOTOS, on obtiendrait sinon un être du moins une image strictement bidimensionnelle, puisque ce ne serait qu’une silhouette convenablement découpée.

       Frappés, les deux amis écoutaient. Mais Stewe grimaça soudain :

       – Idiot que je suis.

       Il s’assit, accablé. Il avait l’air si peiné que Coqdor lui posa la main sur l’épaule, et dit quelques mots de réconfort.

       L’inspecteur de l’Interplan, lui, le harcelait :

       – Qu’est-ce qui se passe ? Mais parlez donc. Morne, le savant gémit :

       – Stupide, mon idée, puisque je ne placerai, dans l’aquarium, qu’une image inanimée. Notre prisonnier revit, lui, parce que c’est lui-même qui est là, tandis que l’ombre d’un homme, bi ou tridimensionnel, ne sera jamais vivante.

       Les yeux verts de Coqdor jetèrent un éclair :

       – Pardon. Ne vous souvenez-vous pas de leur prestigieux pouvoir ? Ils sont capables d’attirer les tridimensionnels à eux : vivants ou objets. Le sujet numéro deux, entrant en contact avec le prisonnier, ne deviendrait-il pas de sa nature, comme cela s’est produit déjà (malheureusement) des centaines de fois dans les cinémas du Cosmos ?

       Stewe, soudain survolté, bondit :

       – Vous avez raison, Coqdor. Enfin…. vous avez PEUT-ÊTRE, raison.

       – Une photo, rugit Muscat. Je veux me faire photographier. On fera un montage. On placera mon image sur le cliché, on mettra le tout dans l’aquarium, la créature touchera mon image et je… 

          Voyons, Muscat, et comment communiquerez-vous ? En quelle langue ? Laissez-moi y aller.

       – Vous, Coqdor ? Dites donc, vous êtes chevalier, c’est-à-dire soldat. Le policier qui est chargé de l’enquête ? C’est vous, ou c’est moi ?

       – Du calme, bouillant limier. Je garde tout de même quelques petites facultés psychiques que vous ne dédaignez pas tellement. Laissez-moi donc la place.

       Cela ne traîna pas. Coqdor fut photographié. D’adroits spécialistes auxquels on avait confié le précieux cliché qui retenait captive la créature en 2D, y placèrent, à la même échelle, la photo du chevalier de la Terre.

       Vania, qui suivait l’enquête avec passion, était avec eux quand vint le moment de cette nouvelle expérience.

       Stewe prépara son appareil, plaça le cliché sur le support et le levier amena la pellicule à l’intérieur de l’aquarium photonique.

       On voyait, nettement, sur l’écran témoin, deux silhouettes en 2D.

       L’être inconnu dans son magma bleuâtre délimité de lignes précises et la silhouette bien nette du chevalier Coqdor.

       On n’eut pas longtemps à attendre.

       Presque aussitôt, on vit s’agiter le monstre qui, comme chaque fois qu’on lui rendait la vie, s’agitait et se déplaçait en tous sens cherchant vainement une issue au labyrinthe qui s’obstinait à l’enfermer inexorablement.

       Mais, tout à coup, il parut s’apercevoir de la présence de cet autre personnage, immobile, celui-là, venu pour la première fois dans la solitude du dédale de lumière.

       La créature s’approcha de l’image inerte de Coqdor et ce qui semblait sa main toucha la main de Coqdor-silhouette.

       Muscat et Stewe jetèrent un cri de triomphe.

       Sur l’écran-témoin, Coqdor souriait, s’animait, au contact du mystérieux personnage.

       Mais Vania jetait un cri désespéré, auquel répondit un sifflement douloureux émis par Râx.

       Coqdor, le vrai Coqdor, qui se tenait entre la jeune fille et le pstôr, avait soudain paru trouble, comme si tout son être mollissait.

       Et, en une fraction de seconde, il s’était totalement effacé.

      

        

        

        

CHAPITRE VI

 

        

       Pendant quelques instants, ce fut, dans le laboratoire, une consternation sans égale que Râx, avec son sûr instinct, partageait totalement.

       Vania pleurait en silence, Râx émettait de petits sifflements qui correspondaient chez lui à de gros sanglots. Le nez au ras du sol, ses grandes ailes membraneuses traînant autour de lui comme un manteau de deuil, le monstre venu d’une planète lointaine gémissait sur la disparition de l’homme qui était devenu pour lui le Cosmos tout entier.

       Robin Muscat était peut-être ému. Mais il le montrait à sa manière et tempêtait, marchant à travers le laboratoire en jurant par tous les bolides des Galaxies.

       Quant à Stewe, il était livide, tête basse, en homme de science qui s’est lourdement trompé, qui a risqué une expérience ayant tourné au désastre. 

       Certes, il pouvait se dire que, depuis le début de l’aventure, on n’avait joué que sur des hypothèses extrêmement fragiles.

       L’incursion de ce monde bidimensionnel dans le Cosmos dit normal pouvait avoir dérouté les esprits les plus logiques.

       Ces monstres disposaient de pouvoirs inconnus, dont le moindre n’était évidemment pas celui de faire pénétrer par simple contact les hommes et les objets dans leur dimension propre par mutation spontanée.

       Tout cela était exaspérant et des plus risqués. Finalement, le brave Coqdor devenait la victime de l’invraisemblable phénomène.

       Cependant, Muscat, survolté, glapit soudain :

       – Eh bien, on ne va pas rester là à pleurer comme des imbéciles. Il faut faire quelque chose. Stewe, secouez-vous, mon vieux !

       Le docteur Stewe se mordit les lèvres mais montra, sur l’écran, les silhouettes toujours apparentes de Coqdor et de la créature en 2D.

       – Ils sont toujours là… Du moins suis-je sûr d’une chose… si notre prisonnier ne peut s’échapper, Coqdor, lui non plus, ne sortira pas de ce qu’il vous a plu de baptiser mon aquarium…

       – Mille comètes, vous avez raison, vociféra le policier auquel une longue pratique des voyages interstellaires avait fait adopter le langage énergiquement poétique des matelots des étoiles.

       Vania sécha un peu ses larmes, caressa la tête de Râx et, avec les deux hommes, alla regarder par le voyant.

       Dans le labyrinthe luminique, on distinguait toujours deux drôles de petits bonshommes plats, qui paraissaient discuter.

      Ainsi réduit, en silhouette, Coqdor n’en restait pas moins Coqdor. On le reconnaissait fort bien. L’autre, après l’avoir attiré à lui, n’en était sans doute pas plus avancé, car le problème, pour lui, n’était toujours pas résolu. Il demeurait incapable de s’évader.

       Muscat et Vania étaient un peu rassérénés.

       Après tout, Coqdor demeurait à portée, bien que devenu quelque chose comme un homoncule, en deux dimensions, ce qui n’arrangeait rien.

       Les trois visages penchés vers le voyant ne laissaient percevoir, de l’intérieur, que trois paires d’yeux à la fois passionnés et angoissés. Il leur parut soudain que Coqdor les voyait.

       La silhouette assez comique du chevalier sembla leur faire un signe et, presque aussitôt, Muscat tressaillit, comme frappé :

       – Il me parle. Silence !

       Stewe et Vania retenaient leur souffle. Muscat, entraîné depuis un long temps à recevoir les communications psychiques émises par le prodigieux cerveau du chevalier, « prenait » le message et ses lèvres tremblaient.

       – Écartez-vous… Écartez-vous…

       Il bouscula presque le docteur et la jeune fille.

       Brusquement, l’image de Coqdor s’effaça de l’écran-témoin, tandis qu’il se rematérialisait devant eux.

       Spontanément, Vania l’embrassa, avec toute la fougue de sa jeunesse et, aussitôt, recula, confuse, rougissante. 

       Mais le chevalier lui prenait les mains en souriant :

       – Ne vous effarez pas, petite Vania, et merci de votre gentillesse. Je vous apporte de bonnes nouvelles… du monde en deux dimensions.

       – Parlez, mais parlez donc, s’énerva Muscat.

      Lui, si maître de lui, si fort dans ses enquêtes, perdait souvent patience en présence de son ami Coqdor.

       Alors Coqdor s’expliqua :

       – Oui, j’ai communiqué avec l’être. Son intelligence ? Je ne saurais la mesurer. Bien sûr. Devenu de sa race, j’ai pu psychiquement entrer en contact avec ce qui lui sert d’esprit. Il semble bien, d’ailleurs, qu’entre eux ces gens ne communiquent pas autrement puisqu’ils n’ont pas d’organes.

       – Qui sont-ils donc ? demanda Stewe.

       – Cher docteur, je satisferai plus tard votre curiosité scientifique. Ce que je vous apporte, pour l’instant, c’est la proposition d’un marché.

       – Un marché, s’écrièrent les trois assistants en chœur.

       – Hé ! oui. Un traité d’un nouveau genre. Voilà, j’ai pu faire entendre (c’est un euphémisme) à notre bonhomme (deuxième euphémisme) que nous pouvions lui rendre la liberté et lui permettre de regagner son univers, mais à une condition.

       – Qu’il nous y conduise, hurla Muscat.

       – On ne peut rien vous cacher, sympathique terre-neuve.

       – Alors ? Où est-ce ?

       – Là, ça se gâte. Je me demande s’il le sait vraiment lui-même. Nous nous heurtons en quelque sorte à l’impossible. L’univers en 2D n’est pas corollaire au nôtre comme un astre à un astre, une galaxie à une galaxie.

       – Un univers parallèle, alors ? demanda Stewe.

       – Si je comprends bien, pas exactement. Plutôt… coexistant de façon perpendiculaire plus que parallèle.

       – Voilà qui est trop subtil pour ma petite tête, ronchonna Muscat.

       – Hé, comment vous expliquer quelque chose que je ne comprends pas moi-même, qui est peut-être inexplicable selon notre sapience, nos normes : les normes du Cosmos tel que nous le connaissons ou croyons le connaître ! Mais, au moins, je sais que l’être nous conduira. Il sait se servir de la lumière comme support. Car, en fait, ces créatures devraient être invisibles à nos yeux, hors le support photonique que j’appellerais : organisé.

       – Je vois, dit Stewe. Il leur faut le monde photo-film pour devenir apparents.

       – Ce qui prouve, cher docteur, que vous avez mis dans le mille avec votre labyrinthe aquarium. Bref, le gars (disons le mot) accepte de nous servir de guide. J’ai cru saisir qu’il peut nous emmener à des dizaines de milliers d’années de lumière pour rejoindre les siens. Attendez, voilà le plus important. Psychiquement, j’ai lu dans son… j’allais dire son cerveau. Or il appert qu’il nous conduira du côté de la constellation de la Licorne où se trouve, sinon son monde à lui, du moins une concentration d’êtres de sa race.

       – La Licorne, cria Vania, qui manquait défaillir. Mais c’est par-là… dans cette direction approximative, tout au moins, qu’a disparu le Sigma, qu’on l’a vu devenir bidimensionnel et que Patrice Romin, sans doute, avec le commandant Yan-Ti et tout l’équipage, a subi le sort de Lévy-Dubois et de plusieurs centaines d’Humanoïdes…

       Maintenant, il fallait agir.

       L’Interplan et les pouvoirs publics du Martervénux furent alertés par un rapport secret des trois hommes.

       Un communiqué, diffusé par la télé mondiale, rassura les populations. On espérait, dans les délais les plus rapides, rejoindre et sauver les disparus qui, croyait-on, ne risquaient absolument rien, ce qui était la conviction profonde de Coqdor.

       Pendant les jours qui suivirent, et tandis qu’une expédition se préparait sous le commandement d’un vieux marin des étoiles, Martinbras, vieille connaissance de Coqdor et de Muscat, le chevalier, dans le laboratoire de Stewe, faisait de fréquentes incursions dans le labyrinthe aquarium.

       Petit à petit, il entretenait ainsi des relations, sinon amicales, du moins sans hostilité, avec le captif, qui insistait pour partir. Coqdor lui affirmait que cela ne tarderait pas, mais que, dans le monde en 3D, les choses étaient moins simples que dans celui en 2D.

       Surtout, il en était arrivé à apprendre quelque chose de capital.

       Depuis sans doute la création du monde, les étranges entités, dont l’unique représentant encagé ne savait situer l’origine, cherchaient à entrer dans le monde tridimensionnel qu’elles frôlaient sans cesse sans pouvoir trouver le point de contact convenable.

       Ce qu’elles voulaient : devenir elles-mêmes des êtres solides, se trouvant tels des parias, hors de la Galaxie.

       Coqdor, effaré, avait su qu’elles n’avaient ni vie limitée, ni souffrance physique, ni mort. Pourtant, elles étaient, depuis un certain temps, devenues apparentes.

       Un d’entre ces êtres, sinon par la science, mais sans doute par hasard, avait réussi ce qu’ils cherchaient depuis toujours : le contact.

       Mais les êtres, attaquant littéralement les planètes, n’avaient pris aux humains, que le reflet. C’était catastrophique. Ils devenaient visibles dans certaines conditions, mais sans plus. La troisième dimension leur échappait encore.

       Et leurs victimes, en contrepartie, fondaient littéralement et prenaient place, contre leur gré, dans le monde en 2D.

      Le croiseur Fulgurant avait été désigné par l’ensemble des princes régnant sur le monde des Solariens.

       Un délai de quelques semaines avait été nécessaire pour l’installation à bord d’un laboratoire immense, avec de nouveaux appareils établis par Stewe et une demi-douzaine de physiciens qui lui avaient été adjoints. On travaillait selon les données fournies par Coqdor.

       Muscat était bien entendu le chef de l’expédition policière. Vania, brûlant de rejoindre Patrice au plus tôt, s’était portée volontaire.

       Coqdor lui avait dit : 

          Pendant tout le voyage, je ne pourrai me matérialiser. Je devrai sans cesse voyager avec notre guide, c’est-à-dire en 2D et dans l’espace même, sur les rayons lumineux. Nous demeurerons hors de l’astronef, c’est indispensable à notre translation. Aussi, je vous confie Râx.

       Et Vania avait promis de veiller sur le pstôr qui, en revanche, serait pour elle un sérieux protecteur.

       Mais que devait-on redouter des êtres en 2D ?

       Une nuit, de l’astrodrome du Cap Ferrat, le Fulgurant quitta la Terre et fonça à travers les espaces infinis.

       Quand on arriva aux limites du système solaire, ainsi qu’il avait été prévu, Coqdor fit ses adieux à ses amis et pénétra, ridicule petit pantin en plat, dans le labyrinthe aquarium.

       Le cœur serré, Vania, Stewe, Muscat, Martinbras et leurs collaborateurs virent s’effacer le grand corps athlétique du chevalier aux yeux verts.

       Et Stewe, braquant alors une sorte de long tube ajusté à l’appareil, dirigea, à travers un hublot de l’astronef, un rayon lumineux dans le grand vide où roulaient les mondes.

       Il n’y avait plus rien dans l’appareil. Rien que la lumière dont la science de Stewe avait si bien su jouer.

       – Le reverrons-nous ? murmura Vania.

       Muscat lui serra la main en souriant. Ils se dirigèrent vers les hublots et, tous, dans l’espace, plongèrent leurs regards.

       Et puis, ils le revirent. Coqdor et l’être en 2D.

       Flottant littéralement hors de la carène du vaisseau spatial. Le chevalier, lui-même fantôme bidimensionnel, leur fit un signe amical.

       Mentalement, Muscat, son correspondant le plus entraîné, enregistra le premier message.

       – Tout va bien. Nous filons à vitesse luminique. Suivez-nous. Terminé.

       Derrière les deux guides fantastiques, le Fulgurant s’éloignait, rapide comme la lumière, du monde des Solariens.

      

        

        

        

        

        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        

 

 

 

 

 

        

        

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

 

LES SEPT COULEURS

DU PRISME

 

        

        

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

        

CHAPITRE PREMIER

 

        

       – Et s’il allait ne plus pouvoir revenir… Si ces créatures, dont le pouvoir est d’une étendue qui nous est inconnue, allaient trouver le moyen de le retenir… comme les autres ?

       Vania exprimait son inquiétude.

       Le Fulgurant avait déjà franchi des dizaines d’années de lumière, et poursuivait sa formidable randonnée, emmené par les deux guides spectres.

       Robin Muscat, le commandant Martinbras et le docteur Stewe rassuraient la jeune fille de leur mieux.

       Depuis l’envol du cap Ferrat, on avait pu constater que rien d’anormal ne s’était produit dans le comportement de ces fantômes qui escortaient l’astronef ou lui servaient d’éclaireurs, car il fallait régler la marche du navire spatial.

       – Soyez sans crainte, Mademoiselle Vania, notre vaillant chevalier en a vu bien d’autres… et ce ne sont pas ces phantasmes ambulants qui auront raison de lui.

       Vania souriait, mais d’un sourire sans joie, pour remercier l’homme de l’Interplan.

       Il savait bien qu’elle craignait, non seulement pour Coqdor, mais aussi pour Patrice, Patrice vers lequel elle voguait, bravement, prête à tout en ce qui concernait les plongées subspatiales.

       Étant donné les énormes distances séparant le système Solarien de la Licorne, il était bien évident que, même frôlant la vitesse luminique (un iota  en dessous pour éviter la lancée dans l’infini-masse) l’astronef eût mit quelques siècles avant d’arriver au but.

       Non que le commandant Martinbras reculât devant de telles manœuvres, si risquées fussent-elles.

       Mais, à ce moment, on s’était posé la question suivante : Au moment où le navire, lancé plus rapide que la lumière, pivotant sur lui-même, atteindrait l’infini avant de ralentir automatiquement et de se retrouver au point cosmique prévu par son pilote, qu’adviendrait-il des deux spectres ?

       On avait pu penser que, saisies dans la zone immédiate du navire, les particules spatiales étaient chaque fois entraînées dans la plongée. Donc, en la circonstance, les deux fantômes étant supportés par la lumière ambiante, on estimait qu’ils suivraient le mouvement, les photons subissant le sort des autres corpuscules épars dans l’univers et saisis dans le sillage du vaisseau.

       Théorie qui s’est avérée.

       Si bien que maintenant, alors qu’on traversait la Galaxie presque de bout en bout, on avait pu, à chaque réapparition du navire en ce qu’on appelait la « surface spatiale », apercevoir de nouveau Coqdor-spectre et son mystérieux compagnon en 2D.

       Souvent, au cours des longues heures d’inactivité de ce genre de croisière, tandis que Martinbras et son équipage vaquaient aux manœuvres, tandis que Stewe et son entourage de techniciens travaillaient au labo du bord, Vania et Muscat restaient assis devant un hublot, sur des fauteuils relax conditionnés.

       Râx demeurait près d’eux, un peu triste, s’ennuyant de son maître qu’il réclamait à sa manière, avec de petits sifflements douloureux.

       Mais il connaissait Robin Muscat de longue date et Vania avait tout de suite capté ses bonnes grâces, bien des fauves parmi les plus indomptables demeurent sensibles à la présence féminine.

       Quelquefois, au cours d’étranges fluctuations que subissaient les guides spectres, on lui montrait son maître et alors il sifflait furieusement, il battait de ses grandes ailes, il se jetait sur le hublot, s’étonnant de cet obstacle cristallin qui lui interdisait de rejoindre le chevalier aux yeux verts.

       En effet, les créatures en 2D conduisant le Fulgurant offraient depuis le départ de la Terre une gamme incroyable de transformations visuelles que Vania et Muscat, et tous les autres à bord, quand leur service leur en laissait le loisir, ne se lassaient guère de contempler.

       Ce n’étaient plus en permanence les petits bonshommes qui s’agitaient dans le labyrinthe aquarium construit par Stewe.

       Dès le moment où, par une projection lumineuse, le physicien les avait littéralement éjectés dans l’espace, leurs formes se modifiaient à l’infini, lignes et couleurs semblant glisser sur d’étranges miroirs, se perdre dans des abîmes inquiétants pour reparaître avec de surprenantes variantes dimensionnelles.

       Stewe expliquait ce phénomène de façon assez simple. Pour lui, les photons sustentateurs qui permettaient la visibilité des deux fantômes étaient perpétuellement perturbés par les myriades de particules de natures intensément variables qui stagnent dans le Cosmos, couvant les mondes futurs.

       Et Vania et Muscat, muets, immobiles, regardaient leur ami Coqdor, muté en un être en 2D, qui leur offrait, avec son singulier compagnon, un pas de deux fantastique, dépassant l’imagination de tous les chorégraphes de l’univers.

       Tantôt, ils s’amenuisaient et fondaient sous leurs yeux, ondulant au passage des rayons inconnus, ou bien leurs silhouettes planes grandissaient, grandissaient à l’envi, jetant, sur les champs d’éternité du grand vide, des ombres lumineuses de démiurges, des envols de titans.

       C’étaient des oiseaux d’infini, des anges Fulgurants, impressionnants comme des démons inattendus.

       Vania et Muscat, quelquefois, en contractaient des instants de fièvre.

       Le front baigné par l’angoisse, ils voyaient leur ami saisi dans les remous cosmiques et son apparence en plat s’enroulait comme saisie par un laminoir diabolique.

       Toujours, il réapparaissait et, parfois, s’approchant du hublot, au gré des fluctuations insolites, il leur souriait, il semblait les voir, et c’était la seule façon qui lui restait, du moins provisoirement, de communiquer avec eux.

       Râx tremblait sur ses pattes et ses yeux couleur de topaze lançaient des feux extraordinaires, comme si le pstôr, avec son instinct animal, percevait quelque message émanant de la personnalité mutée de Bruno Coqdor.

       Puis la distorsion se reproduisait et Coqdor s’engloutissait, subitement ou par degrés et, chaque fois, les deux spectateurs avaient le cœur horriblement serré.

       Ils ne disaient plus un mot, jusqu’au moment où Coqdor émergeait, jaillissant de quelque gerbe étincelante, ou curieusement coloré par les interférences inouïes du monde interstellaire.

       Tantôt il redevenait minuscule, plus petit encore que lorsque Stewe l’avait jeté dans son labyrinthe aquarium. Il diminuait jusqu’à n’être plus qu’un point de lumière qui se perdait parmi les corpuscules de l’univers statique. Et ce point s’effaçait ou, tout au contraire, s’élargissait, immense, impérieux, dominateur, plus grand que l’astronef, que le champ des étoiles, que le monde lui-même…

       La créature-guide, de son côté, subissait de semblables mutations dont on ne savait si elles étaient apparentes ou réelles. Stewe lui-même, qui avait souvent étudié ce film surprenant, était bien incapable de le préciser.

       – Pourtant, disait Robin Muscat, logiquement, cela est. Nous le voyons et ce n’est tout de même pas une illusion d’optique. La créature en 2D pense et agit. En ce moment, elle fonce à la recherche du point crucial où son univers rejoint le nôtre. Et Coqdor, en empruntant sa nature, suit le même mouvement…

       En riant, pour rompre un peu la tension nerveuse qui les saisissait après leurs observations, il ajoutait :

       – Et nous aussi, nous suivons le mouvement.

       Quand l’être bidimensionnel devenait immense, à l’instar de Coqdor, ils en prenaient peur.

       Le monstre, apparemment démesuré, était plus effrayant que celui qui, après tout ; était un homme, et leur ami.

       Quand ils devaient s’arracher à leur contemplation, aux heures des repas, ou pour le repos, Râx refusait d’abord de quitter le hublot et il fallait toute l’autorité douce de Vania et de Muscat pour l’astreindre à s’éloigner.

       Le pstôr, le mufle levé, sifflait désespérément et, dès qu’on le lui permettait, il reprenait sa faction.

       Cependant, le Fulgurant avait parcouru des distances considérables. Le commandant Martinbras estimait qu’avant quelques « jours », c’est-à-dire des périodes de vingt-quatre tours de cadrans réglés sur le mouvement de la planète-patrie, on se trouverait dans les parages (relatifs) de la constellation de la Licorne.

       C’est alors que l’alerte eut lieu.

       Malgré leurs fantaisies, les guides spectres avaient parfaitement rempli leur office. L’astronef filait bien dans la direction indiquée par le truchement de Coqdor et on pouvait espérer approcher du point mystérieux où s’établissait le contact entre Cosmos 3D et Cosmos 2D.

       Vania était seule devant le hublot. Avec le pstôr, cela va sans dire, Muscat étant occupé au laboratoire avec Stewe qui lui expliquait à quoi devaient servir les appareils qu’il s’acharnait à mettre au point avant de se heurter — si l’on osait avancer ce mot — aux monstres inconnus.

       Râx, le premier, donna des signes d’inquiétude.

       Jamais sans doute, les ombres des guides n’avaient ainsi tremblé. C’était une sorte de frénésie qui les saisissait et Vania, levant les yeux, vit des lueurs fugaces, des étincelles spiralées semblant émaner des deux silhouettes.

       Elle se leva de son fauteuil, appliqua son front au hublot.

       Il y avait du nouveau dans l’espace.

       Presque aussitôt, une certaine perturbation s’établit. Vania vit Muscat arriver en courant :

       – Que se passe-t-il ?…

       – Perturbations dans les commandes. Interférences dans la sidérotélé.

       Martinbras redoute un orage cosmique.

       – C’est grave ?

       – Heu !... 

       Vania blêmit. Muscat n’osait l’effrayer, mais elle devinait le danger.

       Bientôt, l’étrange vent qui souffle à travers le Cosmos, qui bouleverse les cours de ces fleuves de particules où bouillonnent les atomes encore inemployés depuis la Création, ou remis en disponibilité par la destruction d’univers préexistants, commença à se déchaîner ([2]) …

       En dépit du système simili-gravitationnel assurant l’équilibre des cosmonautes, un vertige affreux, générateur de nausées, de troubles divers et détestables, s’empara de tous ceux qu’emportait le Fulgurant.

       Des globes de feu glissaient de salle en salle, passant à travers les cloisons les plus épaisses. Des gerbes iridescentes naissaient, sur les êtres vivants de préférence, ou sur les machines surchargées d’électricité.

       Le Fulgurant tout entier, pris dans le flux inouï, devenait partie même du grand fleuve cosmique qu’on traversait et qu’un de ces orages d’origine inconnue commençait à strier de ses flammes longues de milliards de kilomètres.

       Personne ne se sentait plus normal. Les uns et les autres, prostrés, frénétiques, abattus, tressautants, atones, épileptiques selon les cas et les instants, étaient soumis à un supplice sans nom.

       Stewe essayait, en bégayant, d’expliquer à Robin Muscat que ces tempêtes devaient être des vibrations créationnelles et qu’à chaque orage correspondait quelque chose comme un essai de fécondation géante destinée à engendrer un nouveau monde.

       Abasourdis par des escarboucles lumineuses, des javelots d’émeraude et des pluies d’or en fusion qui, d’ailleurs, n’affectaient que leur système nerveux, les malheureux souffraient mille morts.

       On ne gouvernait plus. L’astronef n’était qu’un bouchon ballotté par l’immense main qui domine le monde.

       Râx, lui aussi, se roulait, effrayé, ses grandes ailes parcourues de millions d’étincelles qui devaient le torturer.

       Muscat, hoquetant, convulsif, heurta une paroi du nez et se mit à saigner. Il s’appuya tant bien que mal à la cloison, se trouva devant un hublot, face au vide.

       Malgré son malaise, il réalisa, hurla :

       – Les fantômes-guides ont disparu…

       Quand enfin la tempête s’apaisa un peu, on se rendit à l’évidence.

       Les êtres en 2D, semblaient avoir été engloutis.

      

        

        

        

CHAPITRE II

 

        

       Ils étaient tous dans un triste état, le mal de ciel étant bien plus pénible que vingt fois le mal de mer.

       Les médecins du bord distribuaient des pilules destinées à remettre les organismes en état, après les désordres physiologiques consécutifs à la tempête.

       Le Fulgurant avait subi quelques inévitables avaries, mais déjà Martinbras et ses collaborateurs estimaient qu’on réparerait rapidement. Ce n’était pas cela qui pouvait réellement inquiéter l’expédition.

       C’était la disparition des guides spectres.

       Plus trace ni de la créature bidimensionnelle, ni de Coqdor. Stewe avait aussitôt songé à faire donner, au lieu et place du sonoradar utilisé généralement pour les sondages spatiaux à grande distance, le laseradar, en service depuis longtemps, mais que des modifications subtiles avaient amené à devenir un luminoradar, capable de réagir contre des photons et, selon un délicat réglage, à revenir inscrire sur un écran l’intensité lumineuse observée.

       Ainsi, on aurait dû, normalement, en cas de contact des deux êtres plans, les voir apparaître sur l’écran, avec les coordonnées nécessaires pour situer leur emplacement dans le grand vide.

       Malheureusement, on n’obtiendrait pas grand-chose.

       L’immensité spatiale offrait l’aspect d’un monde dévasté. En effet, les grands fleuves cosmiques sont très visibles, encore que les corps célestes ou les astronefs puissent les pénétrer sans dommage, puisque ce ne sont que des myriades de particules errantes.

       Mais ces myriades fantastiques arrivent à constituer de véritables torrents, longs parfois d’une année de lumière. Le Fulgurant et ses éclaireurs y avaient été saisis dans l’ouragan titanesque. Les longues coulées d’atomes, où stagnent des fœtus d’univers, généralement perceptibles sous forme de longues stries, étaient maintenant des spirales, des tourbillons, des évocations de cyclones célestes ou de trombes spatiales.

       Et dans ce désordre, cette sorte de chaos, où l’élément photonique dominait, dans ces restes dévastés d’une matrice géante où avait sévi le vent du Cosmos, comment retrouver deux créatures qui n’avaient pas de corps, qui n’étaient que de fragiles apparences soumises inexorablement à la présence des particules luminiques pour offrir un semblant d’existence.

       Muscat, accoutumé, sinon à communiquer télépathiquement avec Coqdor, du moins à recevoir assez aisément les messages que lui adressait le prestigieux cerveau du chevalier, se concentrait, se mettait à l’écoute du grand silence.

       Vainement.

       Pour augmenter sa puissance réceptive, il avait appliqué, derrière son oreille, un « stimul », minuscule appareil muni d’électrodes et dont la présence stimulait certains neurones convenant à donner à l’homme une faculté transistorielle.

       Mais rien ne lui parvenait. Il se désespérait, et tous à bord partageaient son désarroi.

       Certes, on pouvait toujours poursuivre le grand voyage. Mais c’était folie de croire que, dans les formidables gouffres de l’univers, même en situant une constellation comme la Licorne, on pourrait parvenir jusqu’au point de contact des mondes 3D-2D.

       – Je risquerais, disait Martinbras, de mener mon navire pendant des millions d’années, et le Fulgurant deviendrait le vaisseau fantôme de l’espace… sans doute ne trouverions-nous jamais.

       Vania, doucement, avait demandé si elle pouvait tenter l’expérience. Parfois, Coqdor lui avait ainsi transmis des pensées.

       – Ne croyez-vous pas, Inspecteur Muscat, qu’une femme est… plus sensitive, plus réceptive de nature ?

       Muscat s’était empressé de placer délicatement le stimul derrière l’oreille rosée de Vania. 

       Mais la seule femme du bord n’avait, elle non plus, rien entendu.

       Le Fulgurant croisait. Le grand navire de l’espace tournait, en spirales, tentant de demeurer dans les parages de l’orage cosmique. L’immensité avait changé d’aspect et, longtemps encore, on verrait ces lignes tourmentées, ces coulées brisées, ces masses aux formes étranges, comme des nuages figés d’épouvante après le choc terrible d’une foudre ignorée des surfaces planétaires.

       Râx était très malheureux. Il refusait de se nourrir et, sans cesse, il demeurait prostré, gémissant douloureusement sur l’absence de son maître.

       Muscat était découragé. Stewe silencieux. Vania luttait, songeant à Patrice.

       Une fois encore, elle avait voulu offrir un peu de viande à Râx, doutant d’ailleurs du résultat, le pstôr demeurant désormais indifférent à ses caresses.

       Mais, cette fois, la jeune fille fut frappée de l’attitude du monstre ailé.

       Il s’agitait, selon des normes absolument inédites.

       Mais il ne courait pas, il ne voletait pas ou ne se roulait pas comme un chien muni d’ailes qu’il était.

       Dressé sur son avant-train, le mufle en l’air, il paraissait véritablement halluciné.

       Ses yeux d’un jaune éclatant reflétaient non plus la tristesse, mais cette tendresse aiguë de la gent canine, dont il était cousin en dépit de son côté chiroptère. Il sifflait, non plus de détresse, mais avec joie.

       Et il battait des ailes, à coups précipités, puis s’interrompait, reprenait son jeu et semblait immobile, comme s’il écoutait.

       Puis, de nouveau, le battement d’ailes recommençait.

       – Râx, Râx, qu’est-ce qui t’arrive ?…

       Mais le pstôr ne semblait nullement s’apercevoir de la présence de son amie Vania. Il demeurait absorbé par ce curieux manège.

       Vania, un peu inquiète, redoutant que la pauvre bête ne fût affolée de la disparition de son maître, avança la main.

       Une secrète pensée la fit reculer. Il lui semblait qu’il ne fallait pas intervenir.

       Par l’interphone, elle pria Muscat et Stewe de bien vouloir venir précipitamment.

       Le policier et le physicien, près d’elle, observèrent un long moment l’animal ailé, qui semblait totalement hypnotisé.

       Parfois, Râx poussait de petits gémissements doux, empreints de tendresse. Puis il redevenait silencieux, comme attentif et, de nouveau, ses ailes butaient, sur un rythme d’ailleurs totalement décousu.

       Stewe comprit le premier, et Muscat lui coupa presque la parole, criant à son tour qu’il saisissait la vérité :

       – Il entend Coqdor.

       – Un message.

       – Pourquoi au pstôr ?

       – L’animal est instinct, rien qu’instinct. Et amour. Cet amour fruste, sans ambages, sans calcul, que l’humain n’atteint que rarement bien que le sien, plus délicat, connaisse des subtilités interdites à l’animal.

       – Coqdor parle à Râx, plus simplement réceptif, parce qu’il ne peut plus nous joindre, nous, à travers le torrent photonique qui nous entoure, et qui gêne la liaison avec nos cerveaux trop évolués, trop bourrés d’idées qui ne nous sont pas propres, qui sont acquises. Le chien-chauve-souris, lui, demeure primitif, c’est-à-dire pur.

       Coqdor, semblait-il, impuissant à envoyer ses pensées jusqu’aux humains, songeait à son fidèle Râx, qu’aucune éducation, aucune science, ne gênait dans l’appel du maître.

       Il ne restait plus qu’à noter les battements d’ailes, dont l’irrégularité prenait tout son sens.

       Deux… Trois… Deux-deux… Six… Quatre, six, quatre, sept, etc.

       – C’est du Morse-Spalax, murmura Muscat, qui notait.

      Le système du Morse appliqué en langue Spalax, cet idiome adopté par la quasi-totalité des humanités, du Cosmos, et qui était le langage courant des hommes de l’espace.

       Un moment après, ils purent lire le message : suis noyé dans un flux atomique chaotique. Prisonnier avec mon compagnon. Impossible vous prévenir télépathiquement. Tente par Râx. Coordonnées 827-30 de l’astronef.

       – Six minutes lumière à peu près, murmura Stewe. Facile de le rejoindre.

       C’était vrai. Mais il était plus délicat de délivrer les guides spectres.

       L’astronef glissa doucement vers le point indiqué. On ne découvrit rien de particulier. Ravages du vent du Cosmos, l’espace était jonché en quelque sorte des débris du fleuve atomique perturbé et dont le grand courant, roulant vers l’inconnu du ciel, ne reprendrait que très lentement son aspect d’écheveau souple et interminable, limbes des nébuleuses futures.

       – Comment le découvrir dans ce désordre ?

       – Je vais essayer, dit la voix blanche, désagréable, du physicien.

       Des heures passèrent.

       Au laboratoire, on travaillait, et l’idée qui avait trouvé naissance dans le fécond cerveau de Stewe prenait corps, les techniciens fabriquant à la hâte l’appareil convenable.

       Ce fut une combinaison laser-luminoradar.

       Depuis le Fulgurant, le luminoradar sonda photoniquement le chaos du grand fleuve immobile. Ses ondes ténues mais insidieuses allèrent chercher un peu au hasard, dans l’imbroglio torturé, l’intensité lumineuse correspondant à la « présence » (pouvait-on dire l’existence ?) des deux êtres bidimensionnels, subsistant quelque part dans le formidable réservoir corpusculaire.

       Lentement, après de nombreux échecs, les ondes-boomerang parvinrent à situer les présences. Elles les mensurèrent et, docilement, vinrent inscrire des coordonnées très précises sur les écrans du bord.

       Vania, Martinbras, Muscat, Stewe et leurs compagnons regardaient. Râx avait cessé son manège. Il était vraisemblable que Coqdor, ignorant s’il avait réussi ou non à se servir de son animal favori comme truchement, avait stoppé l’expérience pour ne pas épuiser l’animal, qui était retombé dans sa prostration douloureuse.

       L’écran montrait des formes très vagues, littéralement englouties dans un monstrueux chaos d’éléments absolument inconnus, ignorés de la sapience des hommes, et qui étaient les gènes des mondes à venir.

       Quand on fut certain de leur position, le laser entra en action.

       Ce fut minutieusement réglé, la moindre fausse manœuvre risquant d’atteindre gravement, soit Coqdor, soit l’être en 2D qui l’accompagnait.

       Ils étaient enlisés dans une masse de particules qui les enserraient jusqu’à faire corps avec leurs natures particulières.

       Stewe tenta donc de découper, avec le redoutable rayon, les corpuscules parasitaires.

       – Nul ne saurait détruire les atomes. Du moins le laser les repoussera à l’infini, et dégagera les deux êtres.

       Il ne laissa à personne le soin de diriger le rayon, émis par un de ces tubes qui servaient aux projections hors de l’astronef. Tous, haletants, suivaient, sur l’écran-guide, le résultat de l’expérience.

       Le front chauve de Stewe ruisselait. Muscat fumait cigarette sur cigarette. Martinbras jurait « in petto » par tous les démons de la Galaxie.

       Vania, muette, refusait de pleurer et Râx était amorphe.

       Sur l’écran, ils virent, docile à la main de Stewe, les stries iridescentes indiquant que le laser pénétrait dans la masse étouffant Coqdor et son étrange camarade. Ce fut un véritable découpage, avec un chalumeau d’un genre spécial, qui s’accomplit sous leurs yeux.

       La plus petite erreur eût risqué d’entamer les silhouettes planes, ce qui eût sans doute signifié blessure, mort, pour la victime.

       Aussi Stewe agissait-il avec délicatesse. Sûr comme un chirurgien, il tailla, découpa, contourna les silhouettes en prenant le plus grand soin de laisser une aura de sécurité.

       Petit à petit, on vit émerger les enlisés de la lumière.

       Ils furent plus nets, plus visibles. Le moment arriva où, hors de l’écran-témoin, portant leurs regards dans l’espace, les passagers du Fulgurant, le cœur battant de joie, virent à l’œil nu les formes, cette fois immobiles, de leurs deux guides spectres.

       Le Fulgurant, avançant avec une lenteur remarquable, se rapprocha des rescapés que la science et la technique de Stewe arrachaient au chaos luminique.

       Et puis Stewe stoppa l’expérience.

       – Je ne peux aller plus avant.

       – Mais ils sont encore flous, noyés de particules.

       – Oui. Maintenant, le plus fort est fait. Il faut attendre. Le mouvement du fleuve se poursuit. Lentement, les particules perturbées par la tempête vont repartir et reprendre docilement leur cours éternel. J’ai pu délivrer les deux prisonniers en détruisant ce qui les entourait. Impossible de risquer davantage, puisqu’ils ne sont qu’en 2D.

       – Mais alors ? demanda Muscat.

       – Il va se produire, immanquablement, le phénomène de la dissolution des hématomes sur un corps humain ou animal. La circulation sanguine draine les caillots et libère la partie engorgée. Il en sera de même dans le courant cosmique dont le mouvement immuable va remettre les corpuscules dans ce que j’appellerai le droit chemin. Ainsi, nos guides redeviendront nets, lavés en quelque sorte des séquelles de leur enlisement…

       À partir de ce moment, le Fulgurant fit du surplace. Ce qui, dans l’univers, correspond à un certain nombre de mouvements destinés à contrecarrer la formidable pesée de la gravitation universelle.

       Mais on vit que Stewe ne s’était pas trompé.

       Coqdor et son compagnon se précisaient de plus en plus. Bientôt, ils purent remuer, recommencer leur danse dans le vide, tandis que le courant titanesque rentrait dans l’ordre et que les accumulations de corpuscules consécutives à la tempête se diluaient et glissaient dans le mouvement général.

       Vint le moment où Muscat, fou de joie, perçut, encore faiblement, et très parasitée, une émission cérébrale dont la source ne pouvait être que Coqdor.

       Après quelques échanges de pensées (muni du stimul, Muscat parvenait à répondre en pensant fortement et en laissant Coqdor lire la réponse) il put transmettre à tous cette heureuse nouvelle :

       — Nous sommes très près du point crucial… Préparez-vous à attaquer le monde en deux dimensions.